jeudi 22 août 2013

Egypte : choisissez votre camps qu'ils disent !


J’aimerais revenir ici sur un article publié cette semaine par Marcel Sel au sujet du coup d’Etat militaire en Egypte,  texte qui n’a pas manqué de provoquer chez moi une certaine indignation.  Celle-ci a été d’autant plus vive que je lis souvent Marcel Sel avec une certaine attention, quand bien même certaines de ses prises de positions pourraient parfois m’exaspérer.

Tout d’abord, si ce cet article a provoqué une réaction de rejet si forte chez moi, c’est parce qu’il sonne comme une justification du coup d’Etat militaire en Egypte.  Cette pratique qui est, dans l’esprit même de Marcel Sel,  « une chose détestable aux yeux des libéraux que nous sommes ». Aux yeux des libéraux je ne sais pas, mais aux yeux de n’importe quel démocrate digne de ce nom, ça ne fait aucun doute...Il est dommage dés lors que Marcel Sel semble faire une exception quant à la détestabilité de la pratique du coup d’Etat en fonction de la couleur politique du gouvernement qui en est victime. Oh bien sûr l’auteur nous dit qu’il n’approuve pas ce coup d’Etat militaire, mais bien qu’il essaye de « l’expliquer » ou encore de « nuancer » ce qu’on peut lire dans nos journaux. Pourtant, cette précaution rhétorique ne peut masquer le parti-pris évident de l’auteur pour l’armée égyptienne et le choix de la force contre les Frères musulmans. En témoigne ce passage du texte on ne peut plus explicite : « Eh oui. Les Frères musulmans, c’est un fauve aussi. Un fauve, ça ne négocie pas. Un fauve, ça n’obéit pas à de gentilles menaces. Un fauve, ça mord. Alors, seule la force peut en venir à bout. Ou alors, on peut aussi être très sympa, démocrate, aimable, suppliant, humaniste et se faire bouffer. ». En somme, la violence c’est pas bien, mais avec des sauvages pareils, on n’a pas le choix ma petite dame ! C’est même dans leur nature intrinsèque d’être violents, inutile de chercher la discussion, l’accommodement et encore moins de les intégrer au système démocratique, ce ne serait que temps perdu… Avec un raisonnement pareil, tout dialogue entre les Frères musulmans et les « libéraux » égyptiens était impossible, les élections qui ont consacré leur victoire étaient bonnes à jeter aux oubliettes et le coup d’Etat ne faisait que couver depuis 2011, sans même laisser leur chance aux acteurs de l’Egypte post-Moubarak, dont les Frères musulmans sont évidemment parmi les plus importants.

De fait, Marcel Sel part d’un double postulat qui me semble pour le moins contestable. Premièrement, les Frères musulmans au pouvoir auraient forcément amené la dictature religieuse, à « l’islamisme totalitaire ». Face au danger que représente un tel mouvement, le coup d’Etat est légitime et la dictature militaire est un moindre mal…Mon but n’est pas ici de nier que les Frères musulmans soit un mouvement politique on ne peut plus conservateur, voir même foncièrement réactionnaire. Mon but n’est pas non plus de nier les liens que cette organisation a pu entretenir, au moins dans le passé, avec des groupes terroristes. Je n’ai pas non plus l’intention de dire que les Frères sont des démocrates irréprochables. Non, mon but est de déconstruire un discours idéologique voulant qu’au Printemps arabe ait succédé presque immédiatement l’Hiver islamiste. L’approbation du coup d’Etat militaire en Egypte comme un mal nécessaire à la sauvegarde de la démocratie face à « l’Islam totalitaire » n’est que la suite logique de ce discours tempêté à longueur de journée par des éditorialistes néo-conservateurs. Tâchons de reprendre point par point.

Tout d'abord, le coup d’Etat est légitime parce que le gouvernement Morsi ne l’était pas. J’aimerais bien savoir sur quoi repose une telle affirmation. Selon moi, la démocratie moderne recouvre deux dimensions. Une dimension substantive, constitué par la garantie de certains droits fondamentaux. Et une dimension procédurale chargée de s’assurer de l’équité de l’accès au pouvoir. Cette dimension implique donc que la personne qui reçoit le pouvoir ne change pas en cours de route les règles d’accès à celui-ci, de telle sorte que l’opposition se verrait d’avance barrer la possibilité d’arriver aux offices. Or, si certaines réformes  de Mohammed Morsi sont hautement critiquables (on pense notamment à la réforme de la constitution, qui renforce les pouvoirs du président de la République), à aucun moment Mohammed Morsi n’a remis en cause la procédure démocratique. A partir du moment où un gouvernement respecte les deux dimensions fondamentales que je viens d’énoncer, le reste n’est qu’un combat de nature politique entre différentes conceptions de l’intérêt général. A ce titre, nul doute que cette conception soit ancrée dans le conservatisme dans le chef des Frères musulmans. Mais à ce que je sache, être conservateur n’est pas être antidémocrate. Il en existe dans toutes les démocraties, même les plus consolidées. Il est donc étrange qu’on refuse aux jeunes démocraties arabes d’avoir les leurs. La simple présence des conservateurs musulmans devenant un argument prouvant irrémédiablement l’échec du processus de démocratisation. Avouez que c’est un peu paradoxal, voir même carrément paternaliste. Mais là n’est pas le comble, si la démocratie repose sur une procédure (ce qui me semble difficilement contestable), force est de constater que le coup d’Etat balaye irrémédiablement cette dernière. Donc, on approuve ce que Morsi lui-même n’a pas fait (briser les procédures démocratiques), en partant du postulat qu’il l’aurait sûrement fait si on lui en avait laissé le temps. Je ne sais pas vous mais moi j’ai l’impression d’être coincé dans un gros mindfuck. 

En outre, c’est avec ce genre de logique complètement foireuse qu’on a jadis justifié le renversement de Salvador Allende et laisser s’installer la dictature du général Pinochet (tiens, encore un militaire…) ou encore l’emprisonnement de Nelson Mandela. Parce que dans le contexte de la guerre froide, il semble que certains préféraient une bonne vieille dictature conservatrice qu’un régime « rouge », fut-il démocratique.  Depuis la fin du communisme, l’islamisme a remplacé la peur du rouge comme épouvantail. D’ailleurs, on est sommé de choisir : « Tu préfères la dictature militaire ou le totalitarisme islamique ? ». Formulé de cette manière, la réponse ne laisse guère de doute…

Cependant, le plus dérangeant dans cette article est l’intransigeance vis-à-vis des Frères musulmans doublée d’une certaine complaisance, ou en tout cas d’un certains relativisme, vis-à-vis des actions du pouvoir militaire en place. Ainsi, les massacres de l’armée ont souvent une circonstance atténuante. On nous dit par exemple que 800 morts dans le contexte moyen-oriental, ce n’est rien comparé aux maitres du genre qu’étaient Bachar El-Assad et Saddam Hussein.  On ne serait d’ailleurs pas face à des « massacres épouvantables » mais face à une « répression (trop) sanglante » (sic). A la bonne heure, me voilà rassuré ! J’avais failli avoir de la peine pour ces fauves de Frères musulmans, mais s’il ne s’agit que d’une répression sanglante, je peux dormir sur mes deux oreilles ! Par contre, les 27 morts dans une attaque des Frères musulmans dans le Sinaï ou les policiers tués justifieraient la dissolution de cette organisation. Faut dire que, comme nous le démontre Marcel Sel, ils ne nous laissent pas le choix les bougres ! Le pouvoir militaire a décidé qu’ils devaient disparaître du champ politique, et ils n’ont même pas l’outrecuidance de l’accepter sans broncher. On vous avait bien dit que ces barbus étaient de véritables bêtes féroces.

Plus sérieusement, comment ne pas penser que la réaction relativement violente des Frères musulmans était inscrite dans les gènes du coup d'Etat militaire anti-Morsi ? Quoi qu'on pense des Frères et de leur idéologie (que je réprouve personnellement), ils ont conquis le pouvoir légalement et ont tenté de l'exercer dans cette même légalité. Certes, tout n'a pas été parfait et les décisions qu'ils ont pris sont hautement critiquables, mais comme le signale Marcel Sel lui-même, on ne pouvait pas espérer que l'Egypte devienne une démocratie du jour au lendemain. Même nos démocraties occidentales, pourtant consolidées, continuent elles-aussi de bafouer périodiquement les droits et libertés de leurs citoyens. Combien de temps a-t'il d'ailleurs fallu avant que nos démocraties occidentales soient pleinement stables ? Plus d'un siècle dans certains cas. On imagine le défi que cela pouvait alors représenter en Egypte, un pays où les structures informelles (dont celles de l'armée...tiens tiens, comme par hasard) gardent une importance cruciale...Je ne suis pas en train de dire que cela excuse les mauvaises décisions du gouvernement Morsi, mais plutôt que dans ce contexte le coup d'Etat est la pire chose qui aurait pu arriver. Les structures formelles avaient besoin d'être consolidées et non d'être balayées selon le bon vouloir et l'arbitraire de l'armée. De plus, ce coup d'Etat place indubitablement les Frères musulmans devant des choix qui ne permettront pas à la démocratie de se consolider en Egypte : soit ils acceptent d'avoir "perdu" et redeviennent un mouvement semi-clandestin, un Etat dans l'Etat avec ses structures propres, ce qui va maintenir le rôle des institutions informelles, soit ils continuent de se battre, et l'Egypte file tout droit dans un scénario à l'algérienne. Dans ce contexte, la dictature temporaire risque bien de devenir permanente. En soutenant ce coup d'Etat, les forces "libérales" scient la branche sur laquelle elles sont assises.

Enfin, Marcel Sel nous dit : « Le recours à l’argument de la démocratie, et en conséquence, le recours à l’argument du coup d’État n’a donc pas de sens. Là n’est pas la question. ». Quelle est t’elle dans ce cas ? Celle des Frères musulmans ? Pas d'accord. Et comment peut-on aborder une situation comme celle de l'Egypte en évacuant totalement la question démocratique (et donc du coup d'Etat) ? Le texte de Marcel Sel semble reprendre la devise de Saint-Just « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Or, ce qui donne ses lettres de noblesse à la démocratie c’est qu’elle permet l’expression de ses contradictions internes, en ce compris en donnant la voix à ceux qui veulent la détruire. La solidité des institutions et des procédures démocratiques est dés lors essentielle, quand un coup d’Etat flanque tout par terre. Si ,comme nous enjoignent les bien-pensants, nous devons choisir un camps, celui du respect des procédures démocratiques face à la logique du recours à la force doit toujours être privilégié, quelque soit la couleur idéologique du gouvernement. A cela, aucune exception ne peut être faite.